Professeur à l’École normale supérieure (Paris), membre de l’Académie des Sciences et de l’Institut Universitaire de France, Éric Calais est un géologue-géophysicien français. Spécialiste de la géodésie spatiale de haute précision pour l’étude des séismes, il a également enseigné la géophysique pendant 12 ans à l’Université de Purdue aux États-Unis. Après avoir travaillé pour les Nations Unies en Haïti pendant deux ans, à la suite du tremblement de terre de janvier 2010, il est de retour dans ce pays depuis septembre 2020, en délégation auprès de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), pour un séjour de longue durée au sein de l’Université d’État d’Haïti, notamment en soutien au laboratoire URGéo.
Depuis Port-au-Prince, Éric Calais a répondu à nos trois questions, pour ce portrait-témoignage.
AUF : Dans quelle mesure, à notre époque, la légitimité des sciences a-t-elle été affaiblie par la désinformation et par de nouvelles formes de pouvoir sociopolitique et économique ?
E.C. : La légitimité des sciences est effectivement attaquée, mais il me semble que c’est d’abord la légitimité de la parole scientifique — quand elle dérange — qui est remise en cause. Cette remise en cause est facilitée, tout d’abord, par la confusion entre information et connaissance, puis par les nouveaux canaux qui permettent de démultiplier les flux d’information, enfin, par un niveau de connaissance scientifique de la population très faible en moyenne, y compris pour ses plus hauts dirigeants et dans les médias.
“ La science est au cœur des innovations dont nous avons besoin pour continuer à vivre ensemble de façon harmonieuse sur cette planète ”
Il y a consensus, au moins chez certains occidentaux, pour dire que le confort dans lequel certains d’entre nous vivent repose sur la science et la technologie. On aime l’air conditionné, les émissions sur les animaux en Afrique, sur l’exploration de l’univers — la science fait rêver ! La science est au cœur des innovations dont nous avons besoin pour continuer à vivre ensemble de façon harmonieuse sur cette planète. Une majorité adhère à cette idée. Mais on n’aime pas une parole scientifique qui remet en cause des acquis, qui demande un changement de comportement. Un processus de dissonance cognitive s’enclenche, on s’attaque à cette parole car elle nous sort de notre zone de confort — culturel, politique, financier etc. Les scientifiques sont alors attaqués et, par ricochet, la science en général.
Par exemple, la parole scientifique sur les méfaits du tabac (« fumer tue ») remet en cause un plaisir et l’industrie de la cigarette. La parole scientifique sur la pollution de l’air par les voitures remet en cause le plaisir des grosses cylindrées et l’industrie automobile. La parole scientifique sur le changement climatique peut être perçue comme une remise en cause du confort que procure une société de consommation hyper-énergivore. Dans certains cas le rôle des lobbys industriels, qui savent communiquer de manière sélective pour instiller le doute à partir de l’analyse partielle (et partiale) d’un ensemble de données complexes, est clair. Les attaques visent classiquement à dénigrer une parole scientifique gênante dans l’instant sans pour autant remettre en question la science dans son ensemble. Mais le mal est fait.
AUF : Quels sont les impacts de cette situation sur les géosciences en particulier ? Et quelle est la situation dans les pays où vous travaillez, en comparaison avec d’autres zones de la planète ?
E.C. : Les géosciences en général, la sismologie en particulier, sont moins atteints par la désinformation que d’autres domaines tels que les sciences biomédicales par exemple. Mais je voudrais quand même citer deux exemples que je trouve intéressants.
Le 10 mai 2018, l’île de Mayotte, territoire français situé dans le canal du Mozambique, a subi un séisme de magnitude 4.3 tout à fait étonnant, dans une région où la sismicité en général est quasiment absente. Ce séisme, fortement ressenti par la population, est suivi par un grand nombre de séismes plus petits, le tout culminant le 15 mai 2018 avec un séisme très sérieux, de magnitude 5.8, qui a fait des dégâts — sans cependant tuer personne, heureusement. Les séismes continuent, mais il faut attendre novembre 2018 pour que les scientifiques commencent à s’intéresser au sujet. Pas parce qu’il y avait péril — c’était pourtant le cas — mais parce que le réseau sismologique mondial avait enregistré des signaux d’un type tout à fait nouveau qui excitaient leur curiosité.
Et les citoyens ? Les autorités et les scientifiques français restant muets, les réseaux sociaux commencent rapidement à se remplir d’informations du type « encore un acte de Dieu », puis « les scientifiques doivent bien savoir ce qui se passe, ils ne nous disent rien, c’est louche ». Le niveau d’anxiété de la population allait crescendo avec le manque d’informations scientifiques disponibles. Le niveau de « désinformation » sur internet augmentait aussi. Certains citoyens de Mayotte se sont alors pris en main, d’abord en créant un groupe Facebook sur les séismes (« Soutien Tremblement de Terre Mayotte »), où ils échangeaient leurs ressentis, leurs connaissances sur les séismes en général. Les scientifiques ont enfin repris la main, mais très tardivement.
“ La désinformation se met en place quand le scientifique est absent : pas d’information déclenche la désinformation ”
Qu’observe-t-on ici ? D’abord que les citoyens sont en demande d’information scientifique — ils ne déprécient pas la science a priori. Par ailleurs, et c’est crucial, la désinformation se met en place quand le scientifique est absent : pas d’information déclenche la désinformation.
Un deuxième exemple concerne Haïti, où je travaille actuellement, pays qui a été traumatisé par un séisme qui causa près de 200 000 morts, le 12 janvier 2010. Nous y avons lancé un projet de sismologie citoyenne pour comprendre la perception des risques par les citoyens et dans le même temps les impliquer dans la production de données utiles aux sismologues. Qu’observons-nous à ce stade ? Notamment que toutes les couches sociales sont en attente d’informations et font confiance aux scientifiques — en tous cas beaucoup plus qu’en l’État par exemple.
Que faut-il retenir de tout cela ? D’abord qu’il existe, de la part des citoyens, un besoin réel d’information scientifique, ce qui est rassurant pour le scientifique. Par ailleurs, la compatibilité, pour beaucoup de citoyens, entre un registre rationnel et un autre, plutôt personnel, émotionnel ou religieux, est un fait d’observation incontournable. Enfin, face à l’inexpliqué, il existe un besoin inhérent, profond, d’être rassuré. Si les scientifiques ne sont pas présents pour le faire, alors le complot rassure car il fournit une explication — peu importe sa rationalité.
AUF : Selon vous, avançons-nous vers une nouvelle ère, où les sciences devront dialoguer davantage avec la société ? Les scientifiques ont-ils intérêt à modifier leur façon de communiquer au grand public les résultats de leurs recherches ? Comment contribuer à réduire les effets de la désinformation sur les sciences ?
E.C. : Je dirais en préliminaire qu’il faut garantir à tout prix l’impartialité de la démarche scientifique. Par ailleurs, l’approche qui consiste à utiliser le sous-ensemble de la connaissance scientifique qui nous convient dans l’instant – tout en dénigrant un autre sous-ensemble qui gêne – est inacceptable et doit être combattu. La science est un tout, où incertitude, débat, erreur sont permis, mais qui aboutit à une connaissance globale reproductible, qui est indépendante d’une croyance subjective. On ne peut pas y « faire son marché ».
Combler le fossé qui se creuse entre scientifiques et société est un objectif crucial pour le bien commun. Il n’est pas simple à atteindre mais passe à mon avis par l’enseignement de la science à l’école et par un dialogue renoué avec les citoyens.
L’enseignement de la science dans les écoles doit faire en sorte que les enfants soient capables d’analyser de manière critique les informations qu’ils reçoivent. Il ne s’agit pas d’apprendre par cœur les noms des roches ou des muscles du corps humain, mais plutôt d’expérimenter par soi-même, de constater par l’expérimentation qu’il y a une logique causes/conséquences — c’est l’approche que promeut la Fondation la Main à la Pâte, créée par le physicien Georges Charpak. Elle est de plus en plus nécessaire pour les générations actuelles qui doivent être en capacité de filtrer, sur la base de la raison, les gigabits d’information ou de désinformation qui les assaillent.
“ Il me semble important que les scientifiques réfléchissent à leur attitude par rapport au monde, attitude parfois lointaine, voire hautaine et, de fait, mal comprise ”
En parallèle, il me semble important que les scientifiques réfléchissent à leur attitude par rapport au monde, attitude parfois lointaine, voire hautaine et, de fait, mal comprise. La position ultra-orthodoxe défend que la science est « bonne et pure par nature », ce qui justifie ses applications indépendamment des besoins des citoyens, qu’elle est neutre, donc indépendante d’intérêts externes, et autonome, se réalisant en quelque sorte dans un monde parallèle parfaitement aseptisé. Or, cette position est de moins en moins tenable et contribue à maintenir la science dans une posture déconnectée, supérieure, élitiste, donc suspecte.
Je pense que l’on peut conserver une science impartiale, sans compromis dans ses méthodes, tout en instaurant un espace d’écoute et de dialogue renforcé avec les citoyens. Il faut accepter qu’il existe diverses perceptions et divers imaginaires – non-scientifiques, subjectifs, mais importants pour les individus. Il faut réfléchir à ce que peuvent être des savoirs appropriés, pertinents pour les personnes qui les vivent. Il faut réfléchir à ce que nous apprennent les « savoirs locaux », développés de manière empirique au cours de l’histoire par des individus qui vivent leur environnement naturel au quotidien. Il faut s’interroger sur le rôle de l’émotion dans la prise de décision — face aux risques naturels, face à la vaccination — et ne pas le confondre avec de l’ignorance.
Enfin, il me semble important de comprendre comment impliquer les citoyens dans la fabrication de la science — c’est ce que l’on appelle la science participative, ou citoyenne. Nous venons de lancer un projet de sismologie citoyenne en Haiti qui utilise ce concept et qui fonctionne très bien. Il ne s’agit alors plus seulement de vulgariser post facto des résultats acquis par des scientifiques depuis leur tour d’ivoire, mais d’impliquer ex ante des citoyens dans la fabrication de résultats scientifiques. Il s’agit plutôt de permettre aux citoyens de prendre part à une entreprise commune réalisée dans la stricte adhérence des règles de l’impartialité de la démarche scientifique. Il s’agit donc d’occuper intelligemment cet espace quasi-vierge ou scientifiques et citoyens peuvent se retrouver sans crainte réciproque. La vertu essentielle de la science citoyenne doit être de donner confiance en la science.